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« Comment j’ai dénoncé mon père… »

Palme d’or ex-aequo en 1993 avec La Leçon de Piano de Jane Campion, le lyrique et poignant Adieu ma concubine ressort sur les écrans en 4K. Une magnifique histoire d’amitié tourmentée qui traverse les fracas de la Chine moderne inspirée de souvenirs personnels de son réalisateur, Chen Kaige.

Lui est le fils d’une prostituée qui s’en débarrasse après un ultime geste sanglant. Il s’appelle Douzi. Le second est un garçon tonitruant déjà chef d’une petite troupe de talents en herbe de l’opéra chinois menés au bâton plus qu’à la baguette. Il se prénomme Shitou. L’avenir leur sera favorable. Devenu adultes, les voilà adulés, interprètes à succès de la pièce tragique Adieu Ma concubine. Douzi (Leslie Cheung) cache de moins en moins sa passion pour Shitou (Zhang Fengyi) qui, lui, hédoniste en diable, décide d’épouser Juxian (Gong Li), beauté altière tirée d’un bordel. S’immiscent entre eux la jalousie, les drames personnel, la guerre et la politique. Mais c’est révolution culturelle qui aura finalement raison du trio.

Péché de jeunesse

Il y a dans Adieu ma concubine, outre un hommage à l’acteur et homme politique chinois Méi Langfang (1894-1961), des souvenirs très personnels de Chen Kaige. Dans sa jeunesse, le futur réalisateur et tête de proue de la « 5e génération » des metteurs en scène chinois, garçon solitaire, embrasse la cause maoïste. Comme le désire le Parti, il ira jusqu’à dénoncer son propre père, ex-membre du Guomindang. L’inspiré Kaige tenait à revenir sur l’époque terrible des Gardes rouges, paroxysme  d’une Chine du XXe siècle déchirée, bousculée, attaquée de toute part. Rétrospectivement, le geste était plus que courageux. Pékin a depuis fait son œuvre. Cinématographiquement, toute l’histoire du pays a depuis été repeinte d’un rutilant glorieux. Les cinéastes ont été invité à se mettre à l’œuvre – au pas ? – pour participer à l’entreprise de glorification nationale. Chen Kaige lui-même a cédé aux sirènes du Parti.

De face, Shitou (Zhang Fengyi) et, de l’autre côté du miroir, le délicat Douzi (Leslie Cheung).

Opera Douzi

Nous reviendrons sur l’interprétation des héros du film, Douzi et Shitou, jeunes. Les deux « gamins » sont formidables. Mais, par-dessus tout, Adieu ma concubine aura permis d’installer l’acteur Leslie Cheung sur la carte du cinéma mondial, lui chanteur, comédien (un des acteur fétiches du pétaradant John Woo), superstar jusque-là cantonnée à l’Asie du Sud-Est et à l’admiration de la diaspora chinoise de la planète. Le voilà désormais reconnu sur le plan international, après la Palme d’or méritée à Cannes. Son homosexualité difficilement cachée face aux coups de boutoir de la presse tabloïd hongkongaise, Cheung s’était glissé naturellement dans la peau de Douzi, ce personnage-miroir : talentueux, applaudi, célébré, désiré et… rongé par l’angoisse, le désarroi et la mélancolie. Jusqu’à s’autodétruire.

Bréviaire d’histoire

Et puis, il y a cette traversée de l’histoire de la Chine qui se suit de manière haletante. De la chute du dernier empire à la guerre civile. De l’invasion par le Japon, des horreurs de la Seconde guerre mondiale, à l’arrivée au pouvoir des communistes. « Ars gracia Artis » est, comme partout ailleurs, la devise inconsciente des deux comédiens – peut-être moins pour Shitou, impayable jouisseur. Mais les voilà jouant, chantant, malgré les intimidations, les coups, les arrestations. Puis arrivent les Gardes rouges, une terreur à ciel ouvert, à qui sera le plus traître, le plus délateur, pour simplement ne pas crever, se voir éliminé, effacé du monde et des théâtres. Rappel salutaire des exactions d’un communisme qui, sous des cieux occidentaux plus cléments, trouvent aujourd’hui encore défenseurs, laudateurs, révisionnistes de confort.

Juxian (Gong Li), de fille de joie à épouse et muse. Un des plus beaux rôles de l’immense actrice chinoise.

Trente ans après

Restent aujourd’hui plusieurs faits poignants liés au chef d’œuvre de Chen Kaige. Yin Zhi (Douzi) et Zhao Hailong (Shitou), les deux jeunes comédiens qui incarnent avec un brio, un générosité incroyable, le tandem adolescent, ne connaîtront par la suite qu’une carrière météorique. Chen Kaige ne retrouvera qu’épisodiquement un tel triomphe à l’international (en dehors de L’Empereur et l’assassin en 1999) et devient par la suite coréalisateur de grandes fresques invariablement pro-chinoises (My People, my country, La Bataille du lac Changjin…). Quant à Leslie Cheung, pourtant au sommet de sa gloire, il met fin à ses jours en 2003, incapable de se sortir d’une dépression profonde. Gong Li, icône aujourd’hui évanescente, vue dernièrement dans le Mulan « live » de Disney, et Zhang Fengyi, vedette absolue en son royaume, ont eu des trajectoires plus « heureuses ».

Les décennies ont passé mais n’ont en rien entamé le lyrisme, la sensualité et la douleur qui émaillent cette fresque magistrale. Un vraie, grande, belle démonstration de cinéma et d’émotion, qui ravira les cinéphiles et émerveillera plus encore celles et ceux qui découvriront pour la première fois cette pièce maîtresse de l’histoire du cinéma chinois.

Jean-Pascal Grosso

Photos : © 1993 TOMSON (HONG KONG) FILMS CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS

Adieu ma concubine : bande-annonce – YouTube

Adieu ma concubine de Chen Kaige avec Leslie Cheung, Zhang Fengyi, Gong Li.. Durée : 2h50.