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« Tu as vu le Nolan ? »

Séance de rattrapage. C’est la (deuxième) grande question cinéphile de l’été. Au risque de se faire atomiser, le journaliste d’Edgar s’y est plié. Verdict : malgré ses nombreuses qualités, Oppenheimer n’est pas forcément le « chef d’œuvre » tant chanté.

C’est beau comme un conte de Noël – mais rien de surprenant vu que le temps, dehors, badine avec novembre. D’un coup de baguette magique, voilà les critiques de cinéma transformés en physiciens avisés, bombardés experts sur le neutron, exégètes de la bombe A. Et à tu et à toi avec le pouvoir US à savoir si « vraiment » il aurait fallu la balancer, il y a 78 ans, sur le coin de la tête de malheureux civils japonais. La raison de ce miracle que « la science elle-même ne saurait expliquer » ? Enfant chéri de Hollywood depuis le succès de sa trilogie Batman et grosse tête de conteur du fait de ses intrigues (Inception, Tenet…) enchevêtrées comme une équation de Schrödinger, Christopher Nolan s’est fendu d’un riche biopic sur J. Robert Oppenheimer, « maudit » papa de la bombe atomique. Un tel sujet qui passionne les foules et les ramènent en masse dans les salles obscures, il y a déjà de quoi louer l’entreprise.

Cillian Murphy dans la défroque de J. Robert Oppenheimer. Loin de Peaky Blinders…

Cillian à l’amande

Par un élégant retour d’ascenseur, Cillian Murphy, héros de Peaky Blinders, a lui aussi participé au succès du film en délogeant les fans de la série de leur sofa pour les amener dans les fauteuils – pas toujours confortables – des cinémas. Par sa composition affûtée et d’une solidité de kevlar, il brille autant qu’un essai nucléaire dans le désert du Nouveau-Mexique. Un admirateur du film a soufflé à l’auteur de ces lignes : « Pour maigrir, il ne s’est nourri d’une amande par jour ! » Il est toujours noble de saluer les séances de torture que s’infligent les acteurs de renom pour mieux entrer encore dans la peau de leur personnage. Elles ne sont jamais sans risque. Un exemple : gavé de burgers comme une outre, le beau Benicio del Toro était sorti déprimé comme pas deux du tournage de Las Vegas Parano de Terry Gilliam. L’acteur avait pris du ventre pour son rôle et le film fera finalement un bide. Osseux à souhait, Murphy est donc impeccable dans la tête du chercheur à l’intelligence plus que supérieure mais néanmoins taraudé par le doute, les désirs et autres questionnements triviaux. Quant au reste de la distribution, c’est un joli all-star-cast comme seuls peuvent se les offrir les généraux-en-chef de Hollywood : Robert Downey Jr, Matt Damon, Emily Blunt, Rami Malek, Gary Oldman, etc.

Des hauts et des bas

« J’ai eu des doutes (…) et je crois que j’ai eu raison d’avoir des doutes » souriait J. Robert Oppenheimer lors d’une interview historique à la télévision française. Des doutes, il est également possible d’en avoir devant Oppenheimer, film épique à ambitions scientifiques autant que politiques. On passera outre les habituelles lapalissades sur la maccarthysme qui émaille le film et que les historiens aguerris non plus la patience de corriger. Le si brillant Nolan enfile néanmoins d’autres perles dignes de ce dadais antifasciste de Guillermo del Toro (La Forme de l’eau, Pinocchio…) : les communistes américains étaient de fins et pacifistes idéalistes, les Républicains espagnols de gentils boy scouts, Oppenheimer, humaniste au long cours, ne pouvait qu’avoir de l’inclination pour leurs combats, etc. Ce n’est qu’après une première heure d’une « pot pourri » sur le mal-être de ce génie trop grand pour son époque (ses tensions avec ses professeurs, son avidité sexuelle dans les bras d’une communiste portée sur la chose et les crises existentielles, ses angoisses face à la montée du fascisme…) met enfin les pieds dans le plat du thriller. Nolan reste un (immense) réalisateur de genre – même s’il enrobe ses récits de praline intellectuelle.

Kitty Oppenheimer (Emily Blunt) et monsieur à l’heure du grand déballage.

Un thriller scientifique

Car ce qui botte dans Oppenheimer, c’est cette haletante course contre la montre pour savoir qui décrochera, entre Américains, Nazis et, très rapidement, le concurrent soviétique, la timbale atomique. Là, le réalisateur de The Dark Knight intrigue, fascine, emporte. Il prend le spectateur aux tripes jusqu’à ce que ça pète – la bombe évidemment. Un grand flash : tout son coupé et grande lumière vive ; un côté là encore déjà-vu. Christopher Nolan a-t-il oui ou non fait exploser sa bombinette pour le réalisme de son film ? Libre à soi de s’en ficher de tout ce packaging autour d’un film dont la réputation a désormais les chevilles grosses comme des silos nucléaires. Une fois les deux bombes lâchées, Robert Oppenheimer l’est à son tour. Le président Truman (Gary Oldman sous postiche post-Churchill) le taxe de « pleurnicheur ». Le Maccarthysme lui demande des comptes. Il joue sa carrière et son honneur sur ses ex-amitiés rouges. Et se lance dans un bras-de-fer contre Lewis Strauss (Robert Downey Jr), philanthrope et politicien américain, présenté ici en Shylock de l’ère atomique. Le film se clôt sur un duel juridique qui échappe aux profanes – nombreux, sans trop se tromper, dans le public. Et une allusion, pas même masquée, à l’apocalypse nucléaire annoncée.

La question de la culpabilité chez Robert Oppenheimer, sur la moralité de la science, est concrètement survolée, résumée à quelques visions de cauchemar eschatologique. Malgré ses trois heures, dont de longs, grands moments de grand cinéma – Nolan connaît son art, chose sue et reconnue depuis longtemps -, Oppenheimer laisse un arrière-goût de trop attendu, de maestria entendue. Mais sans ce frisson supplémentaire, cet arc impalpable qui fait passer un film de belle facture dans une autre dimension. Pour le transformer en chef-d’œuvre.

Maintenant, passer du rouge neutron au rose bonbon. Prochain objectif de « Séance de rattrapage » : Barbie de Greta Gerwig.

Jean-Pascal Grosso

Photos :  Universal Pictures.

Oppenheimer de Christopher Nolan avec Cillian Murphy, Robert Downey Jr, Matt Damon… Durée : 3h01.